lundi 13 mai 2013

Scène 31 - L'hôte du Séraphin - Games of Sophia ( Partie I )

Sous mes pas les cailloux de l'allée craquellent, et mes talons s'enfoncent d'une manière plaisante. La nuit est calme. L'air porte les embruns lourds de l'été. La lanterne éclaire notre chemin vers la porte d'entrée du manoir. A notre arrivée, une sorte d' Alfred en os plus qu'en chair vient nous accueillir et prendre nos manteaux.

- Madame... Monsieur... Si vous désirez, une pièce est disponible à côté si besoin. Puis-je vous demander le mot de passe ?

Silas lui tend son carton, et j'indique le mot de passe.

- Dois-je aussi vous montrer la marque ?

- Non Madame, ce sera au régent de l'intérieur lorsque la cérémonie commencera. Entre temps Madame, veuillez ne pas trop le mentionner. C'est une soirée réservée. Monsieur Silas connait la maison, il saura vous récupérer quand ce sera l'heure.

L'homme nous enjoint à le suivre, et nous entrons dans un hall. Deux escaliers de pierre servent de part et d'autre le premier étage. 'Alfred' nous mène vers la porte en bois qui se trouve devant nous.

- Dois-je annoncer Monsieur ?

- Non merci Elliot, je crois que ce soir je préfère être discret en raison de notre invitée.

Les portes s'ouvrent et dévoilent une salle immense d'où pendent d'énormes lustres étincelants. Je moque un peu vers Silas.

" Ah donc il ne s'appelle pas Alfred ? "

Silas, qui me lance ses gros yeux de chat taquin, me répond :

" tu n'as donc pas vu le dernier épisode. Alfred a démissionné. "

Dans la salle, beaucoup d'invités sont attroupés autour de tables longilignes. Ils posent et reprennent leurs verres avec beaucoup de manières. Lorsque je m'approche, je comprends mieux l'engouement pour le mobilier. Il s'agit de coffrets en verre. Surélevés sur un châssis noir, ils offrent le loisir de mater des couples nus se caresser et s'emboiter nerveusement. Silas me précise que trois de ces cabines sont constituées de verres teintés, les deux autres, de verres transparents.

" Tu veux essayer ?, me demande-t-il.

- Si je commence je ne suis pas certaine d'en sortir tout de suite. Ca pourrait vraiment me plaire. Je vais commencer par faire un tour. "

Mise en valeur par des drapées et des tentures noires et dorées, la soirée est esthétiquement très réussie. Elle réunit quelques grands classiques du genre. J'apprécie notamment l'ornementation des croix de Saint-André, somptueusement parées de roses épineuses et de vignes. Un soumis exposé nu y arbore sous sa tête ballottante de fines griffures. Arqué sur ses jambes et désinvolte, martinet en mains derrière la tête, son maître attend qu'il se reprenne.  Sur les ailes de la salle je distingue quelques alcôves. Des convives déjà libérés des conventions de la vie courante s'y servent la gentillesse. Dans les escaliers, il y a fréquemment du passage vers l'étage. Là-haut sur le balcon je devine des visages s'enfoncer dans les décolletés et des corps glisser le long des colonnades.
Silas m'enjoint avec un enthousiasme communicatif de l'accompagner à la salle de machine à sous. Je remets donc ma discussion avec le maître shibari à plus tard.

Dans la petite salle du fond, trônent en effet plusieurs machines. Identiques à celles que l'on trouvent dans les foires à ceci prêt que le lot est différent. Habituellement, lorsque vous y mettez une pièce, le jeu consiste à essayer d'attraper - vainement - une peluche. Ici dans le premier boxe se présente une femme immobilisée dont les yeux ont été bandés. Son clitoris est mis en évidence par un bijou qui retrousse les grandes et petites lèvres de son sexe. Le jeu consiste manifestement à venir la chatouiller en maniant adroitement le joystick qui commande la fausse main qui gît au-dessus de son sexe. Les deux seconds boxes sont plus évidents. Un homme et une femme sont chacun entravés mains et jambes en l'air.  Pour une pièce, vous pouvez ainsi glisser l'appendice de votre choix dans un con ou dans un cul mis commodément à votre disposition. Dans une autre boite, vous actionnez des pans amovibles pour compresser à l'envie le corps emprisonné dedans. La dernière à laquelle j'ai pu jouer, proposait simplement d'envoyer des décharges à différentes parties du corps. Les parties reliées à l'urètre et l'anus semblaient être les plus appréciés par le blondinet qui se jouissait dedans.

Une cloche retentit dans la salle de réception. Silas s'en va trouver un chaperon rangé dans un meuble. Je jette un dernier coup d'œil aux autres jeux, notamment au beau jeu de fléchettes. Je me promets de revenir tout à l'heure.

D'un geste large, Silas enfile le vêtement sur mes épaules, et place la large capuche sur ma tête. Puis alors qu'il me saisit par la taille, nous traversons la salle prestement comme si une averse allait s'abattre subitement sur nous. Il me dit discrètement :

" Rappelle-toi une chose : tu n'es pas, le reflet. "

Je m'attends à comprendre la portée de ces paroles plus tard. Je remarque surtout que les autres invités sont immobiles et silencieux. Ils nous suivent du regard, moi et les autres encapuchonnés, être emmenés vers la porte gardée par un cerbère en smoking. Silas tend notre carton et dit le mot de passe. Dans l'antichambre, je fais glisser ma cape légèrement pour montrer au régent la brûlure à peine cicatrisée sur mon omoplate. Nous entrons.

Scène 30 - L'hôte du Séraphin ( Partie II )

A l'intérieur, Silas fait glisser mon chaperon.

" Je n'en ai plus besoin ?

- Non. "

La pièce est traversée par un trait de lumière oblique. Au centre, il vient frapper un autel d'un noir aussi impénétrable et brillant que l'obsidienne. Devant, se trouve assis un homme d'une stature imposante. Il tient entre ses jambes un tambour et dans ses poings, deux gros marteaux de lin. A ses côtés se dresse le prêtre de la cérémonie dont m'a parlé Silas, et une femme. L'homme, longiligne et chauve, est habillé par des vêtements de satins lestes, cousus de fin brocarts et de perles. La femme, figée dans une majesté hiératique, porte des habits d'un vert émeraude resplendissant.

En cercle, tout autour de ses personnages et de l'autel, se tiennent debout une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes. Exceptés quatre jeunes hommes, placés les uns en face des autres, ils sont tous entièrement poitrine dénudée, poudrés, maquillés de blanc, et portent des couronnes de plumes. Les quatre autres,  sont recouverts de peinture noire. Ils portent eux aussi une couronne, mais de plumes rouges, et leurs lèvres sont également teintées de rouge.

Tous les arrivants se massent silencieusement derrière les jeunes gens. La plupart gardent la tête baissée. J'entends la porte grincer et se fermer derrière nous. Un moment se passe sans que plus rien ne bouge.

Tonne un coup de tonnerre. La première frappe du tambour est tombée. Le batteur installe une cadence lente. Le prêtre lui, s'est déplacé vers un plateau suspendu devant l'autel.  Je devine, disposés, des objets dorées, des épis de blé, et de grandes herbes. Il allume une lampe d'encens d'où s'élève alors un épais trait de fumée. Fouettant la lampe au bout de son mince chaînon, un premier filet de fumée se dissout et se fane lentement dans l'air. Il entame alors une marche à l'intérieur du cercle circonscrit par les jeunes gens. Il balance sa lampe, et respecte une certaine allure en accord avec le tambour.

Les premières émanations d'huiles et d'herbes se propagent alors vers moi. Sucrées comme du miel, la seconde note est entêtante, comme du thym sauvage. Les parfums se font plus agressif jusque dans ma gorge lorsque le prêtre se déplace dans nos rangs. Il effectue ainsi plusieurs tours et s'arrête de temps à autres en donnant de-ci de-là un objet que je n'identifie pas.

" Qu'est-ce ? demandé-je à Silas "

Silas pose un doigt sur sa bouche, signe de me taire.

Arrivé à mon niveau le prêtre prend ma main, l'ouvre et me donne une sorte de dès à coudre avec une griffe, puis repart.

J'ouvre des yeux incrédules et interrogateurs vers Silas.

Il hoche simplement la tête.

Le prêtre retourne alors au côté du batteur. Ce dernier fait teinter une petite cloche, et la pièce retombe dans un silence complet.

J'entends soudain le bruissement des vêtements. L'assemblée s'est ouvert pour laisser passer une jeune femme. Elle est habillée d'une toilette aux tissus vaporeux. Un homme d'un âge plus mûr l'accompagne et la guide devant l'autel.

La voix de la femme aux vêtements verts s'élève. Son chant ressemble à un appel adressé à un lointain passage. Je ne reconnais pas la langue qu'elle utilise, proche d'une phonation moyen-orientale. Quelque chose en moi répond inexplicablement aux inflexions de cette langue.
Tout à coup, je suis assaillie par les déraillements de sa voix. Ils me dardent comme des lances. Les trillent du chant s'allongent jusqu'à mes pieds. Ils serpentent maintenant jusqu'au creux de mes épaules, s'entortillent à mes bras, frayent et s'installent au creux de mon ventre. Je bascule vers l'avant alors que je suis prise d'une soudaine nausée. Une profonde respiration m'aide à me ressaisir.

Devant nous, l'homme dégrafe les habits de la jeune femme. Les voilettes tombent une à une comme des pétales, jusqu'à la laisser dans sa vulnérabilité nue. Dans la semi-obscurité, sa beauté se diffuse comme une étoile dans la nuit. L'éclat blanc et la tendresse de sa peau sont une ode à la jeunesse, à son innocence et à son esprit immaculé. Ses cheveux d'un blond royal, finement bouclés, sont sertis d'une couronne de houx et de baies rouges. L'expression de son visage est d'un calme étrange.

A cet instant le batteur reprend sa lourde cadence et le prêtre repart embaumer la pièce de nouvelles émanations d'huiles. Entre ses doigts il claque de temps en temps une paire de cymbalettes dont le son me parvient désagréablement aux oreilles. Au passage il allume encore d'autres petites jars d'encens disposées autour de nous.  Mon cœur s'obscurcit, et une certaine confusion d'espace-temps m'inquiète.

Aidée d'une main plus courtoise qu'utile, la jeune femme monte sur l'autel et s'y place à quatre pattes. Le chant s'arrête.

Bras levés vers la rayon qui frappe l'autel, l'homme clame une incantation. Puis au nom de l'assemblée, dans notre langue cette fois, il présente ses salutations à l'est, l'ouest. Puis au nord et au sud. A l'évocation des points cardinaux, les quatre éphèbes noirs rejoignent l'autel. Les autres se mettent à psalmodier des paroles incompréhensibles. En fin de récit, leurs lèvres closes grondent un " Ohm " interminable.
Le chant reprend. Son pouvoir sur moi est plus intense encore, et brouille mon esprit. Je peine à détacher les silhouettes de leurs ombres. Quatre corbeaux semblent sautiller et s'abattre tour à tour sur la jeune femme là-bas sur l'autel. Lorsque le chant s'arrête, je regagne mieux ma lucidité. Je regarde l'un des jeunes éphèbes sombres se replacer au sein du cercle initial, un genou à terre.
Le tambour s'accélère. Un dernier éphèbe manifeste bruyamment son plaisir sur l'autel. Le prêtre, revenu au centre, fait brûler à présent de nouvelles mixtures dans un bol doré. Ils mélangent les herbes, les brins de blés, et passe couper des mèches de cheveux sur les têtes noirs. Il récupère sur son chemin des coulures de sperme laissées dans de petites vasques creusées le long des bords de l'autel.
Il vocifère de nouveaux chants, plus sombres, toujours à l'attention de la lumière oblique tombant sur l'autel. Le batteur ralentit ses frappes et fait tinter à nouveau une cloche. Le chant de la femme qui reprend m'assujettit à une transe.
Amené au bout d'une laisse, un loup trottine vers l'autel. Le prêtre appose ses mains au dessus de la jeune femme et articule silencieusement une prière. Détachée, distante, je ne perçois de la scène qu'une image désincarnée dans les yeux d'un passager clandestin. Les mouvements frénétiques du loup sont les seules incohérences qui se répètent par vagues dans mes pupilles. Tentant vainement de recouvrir mes facultés, j'écarquille les yeux. L'animal grogne, puis se met à couiner. Le chant s'arrête.

Dans la nébulosité ténébreuse, une lame immense étincelle. D'un trait profond et lent l'animal encore en activité au dos de la jeune femme, est égorgé. Une effusion de sang gicle sur la peau blanche, souille les cheveux blonds. Ahurie, je manque de m'effondrer à la vue des lambeaux déchirées et du sang suintant à la gorge de l'animal. Le prêtre recueille le liquide grenat dans un bol, et repart le mélanger à sa décoction. Il retourne par la suite psalmodier auprès de la jeune femme.

Sur mes jambes je faiblis depuis un moment. Ma tête tourne et je suis sur le point de perdre l'équilibre. Le prêtre revient vers notre assistance, versant le liquide de sa décoction dans sa main, il nous en asperge par poignées. Le chant reprend brutalement et une étrange agitation s'empare de l'assemblée. De mon côté, je recouvre des forces. Des forces différentes, mais oppressantes. Les doigts de mes mains se contractent. Dans ma bouche un goût de métal affleure au-devant de mes dents. Ma mâchoire se sert fortement. Je déglutis sèchement. Le prêtre frappe alors deux fois dans ses mains.

Devant moi, et quelques autres, la foule s'écarte. Elle me désigne un chemin menant droit à l'autel. Là, j'aperçois la jeune fille maintenant sur le dos. Malgré les épanchements bruns, un halo émane encore de sa peau blanche. Son bras pend vers moi, son poignet ouvert, sa main. A pas hésitants, hagard,  je m'approche. Tout aussi médusés, les autres rejoignent également l'autel. Certains arrivés plus rapidement sont penchés sur elle. Ils s'agitent convulsivement. Lorsque l'un d'entre eux se tournent vers moi, l'effroi me cogne au ventre. Des yeux orange me scrutent comme une bête, et de sa bouche et de son menton s'échappent de longues coulées de sang. Prise d'un vertige, je suis attirée et horrifiée. Les parfums du sang s'intensifient autour de moi comme un piège et mes babines se retroussent. Je m'amollis alors que me parviennent les odeurs de peau de la jeune fille. Je recule, et tourne la tête pour y échapper. Un miroir m'y attend.

Absorbée par mes yeux orange, je fixe mon image. Je suis fascinée par la fidélité de mon reflet dans le miroir. Mon esprit vire-volte entre lui et moi et se plait à changer mon point de vue. Très vite je perds les repères de ma réalité. Prise d'angoisse, je me fige. J'attends qu'un geste trahisse l'un de nous. Mais rien ne me distingue de mon reflet, et ma détresse s'accentue. Comment une image peut être moi autant que je puis l'être ? Si rien ne me distingue, pourquoi devrais-je me croire l'original ? Suis-je l'original ?
J'essaye d'attraper mon visage dans mes mains. Mes bras ne réagissent pas. Suis-je le reflet ? Je scrute mon visage, je continue d'espérer : rien ne transparait. Immobilisée, perdue entre les deux côtés du miroir, j'ai peur de retenter de bouger. A cet instant, la phrase de Silas me revient en mémoire. Et évacuant toutes mes questions, tous les mots qui s'agglutinent, je m'en remets à un saut de foi, à la simple croyance. C'est ainsi que je m'arrache au miroir. Mais à nouveau face à l'autel, je suis maintenant livrée à la jeune fille, parole anéantie et esprit oblitéré.

Elle me couve d'un regard paisible et d'un sourire doux. Lorsqu'elle me tend sa main, je ne la quitte plus. Je me laisse porter par les vagues de mon inconscience. Sur l'estrade de l'autel, je m'agenouille. Je dépose un baiser sur le dos de sa main, puis retournant son bras, je perce la peau aidée de ma griffe. Mon cœur connait une montée d'ivresse terrible, alors que j'aspire la première perle de sang . Iodé et vineux, le liquide mêlé aux parfums de la peau dominent à présent mes instincts. Entre les doigts de cette voracité, je me presse de trouver une source plus abondante, et d'une première écorchure timide dans la palme de la main, j'en ouvre une plus audacieuse sur le bras, puis une autre auprès de l'épaule que je lèche avidement.

Hissée sur l'autel, j'enjambe le corps, et à genoux je m'applique à tracer une balafre en haut du corsage. La peau fine entre la lame et l'os du sternum s'ouvre délicatement comme une fleur. Je m'en vais par la suite humer son cou, puis fourrager autour de ses cheveux. Je flaire les parfums des racines qui se trouvent à la lisière de son front. Je baise éperdument ses joues avant de chiquer ses lèvres. Lorsque je me relève pour mieux laper les recoins de ma bouche je jette un regard à l'assistance. J'éprouve un profond mépris, puis une certaine vacuité. Dans mon cou une coulée de sang chaud se déploie et gagne lentement mon torse.  Je passe une main chimérique sur mon poitrail sanglant.

Plus bas j'entends les autres maugréer à l'intérieur de ses cuisses. Les tignasses se bousculent, se bagarrent les places vers des chairs encore immaculées.

Un cri jaillit dans la salle. Le sang a commencé à inonder l'autel. Des traînées arrivent désormais au sol jusqu'aux pieds de l'assemblée. Regard absent, je m'en retourne lécher et grignoter les lèvres. Je tombe nez à nez avec ses yeux. Calmes et doux, leur couleur est d'un vert fossile craquelé de lézardes éclatées autour de la pupille et piqué de granules marron. Légèrement plissés, ils semblent naître d'un sourire. Ses paupières qui frétillent par instant me réchauffent étrangement maintenant au dedans. Je tente de m'accrocher aux odeurs du sang avec plus d'avidité pour m'éloigner de cette disposition étrange, mais je suis rattrapée par une dévotion subite qui m'aiguillonne la poitrine. Alors que je suis en proie au doute, ses paupières tressautent et son regard s'immobilise subitement dans le vague.

De mon ventre un cri se propage, plus haut que moi. A genoux je frappe le haut de sa poitrine. Je l'attrape, je la secoue. Les autres se démènent sur son corps inerte. L'un deux commence à la pénétrer frénétiquement. Nous l'embrassons dans la marre de sang qui baigne l'autel. Nous pleurons, nous mugissons, et nous la baisons chacun sans manière. Nous sanglotons si fort entre nos grognements, que nous ne remarquons pas l'arrivée du prêtre et de deux hommes qui viennent la récupérer.
Nous bondissons tous comme une garde autour du corps inerte. Nous feulons, dents sortis, griffes acérées. Deux filets s'abattent sur moi, et un choc électrique m'assomme. Je m'effondre de tout mon poids. Au sol je suis encore sonnée, à moitié consciente.

Transportée dans une cage hors de la salle, je souffre atrocement de la distance qui me sépare du corps inanimée, et tire une main griffue entre les barreaux.

mercredi 8 mai 2013

Scène 29 - Sous la paupière de la finitude

Je me glisse dans l'entrebâillement de la porte laissée ouverte. Dans la loge, allongé sur le divan, il se repose. Sans le maquillage noir qui accentue ses pommettes, il parait si paisible. Lorsqu'il a les yeux fermés, on ne remarque plus sa paupière gauche, la paupière du dragon comme je l'appelle. Elle se soulève mal en raison d'une cicatrice. Les chairs mal repliées sous l'arcade donnent l'impression que de petites écailles ont poussé là. Lorsqu'en scène les lumières tombent sur lui, la première fois on ne comprend pas d'où vient ce regard étrange.

Je m'en vais poser le plateau avec les collations fraîches qu'il a commandées. Sur la chaise je trouve un ouvrage de Jankélévitch que je feuillette distraitement.

" Tu peux le prendre si tu veux. Tu me le rendras quand tu auras fini.

- Oh. Je ne voulais pas me servir. Je suis tombé sur la citation de couverture  qui... me parle un peu.

- Il n'y a pas de problème. C'est un auteur que j'apprécie.   Tu refermeras la porte derrière toi. Je te remercie. "  

Je me dirige vers la porte, quand finalement je reviens vers lui.

" La citation. C'est " Pourquoi seule parmi tous les sens, l'ouïe aurait-elle ce privilège de nous ouvrir un accès vers la chose en soi, et de crever ainsi le plafond de notre finitude ? "  lis-je avec un souffle raccourci en fin de phrase.

- Oui. c'est une belle citation.

- Je... enfin, je me reconnais beaucoup dans cette phrase. C'est un peu ce que je ressens. Je veux dire par rapport à... "

A cet instant, du haut de la pièce mon double me hurle d'arrêter cette phrase. Mais depuis mon ventre, le flot de mots déboule maintenant :

" - ... quand je vous écoute. Je vibre tellement que mon corps se dissout dans l'espace, je vous écoute, je suis au dedans de l'espace. Mon corps n'est plus vraiment... Et... "

Dans ma tête le régime moteur est au mode essorage. J'ai vraiment une sorte de tambour qui tourne à plein, avec un bruit strident dans les oreilles. Je crois même grimacer quand je continue :

" ... et ça ne m'a jamais fait ça avant. Je veux dire, j'aime ce que vous faîtes... et... j'aime aussi d'autres artistes d'ailleurs, mais avec vous, votre voix quand vous chantez, c'est différent. Je veux dire ce n'est pas votre apparence qui compte. Enfin, je veux dire... vous êtes qui vous êtes, et vous êtes beau ... "

Je me crispe soudain en réalisant ce que je viens de dire.

" ...mais, mais... et d'ailleurs, vous pourriez être plus laid... et parfois vous êtes moins beau, et pourtant je vous vois pareil. Enfin, non. Je ne veux pas dire par là que vous pouvez être moche.  "

Aïe. J'ai maintenant les airs et les habits tout propres d'un benêt. Ma poitrine me semble enfler sous le poids de ce que je n'ai pas su exprimer. A ce stade là, j'en ai trop dit ou pas assez. J'ajoute d'un bloc, quitte à me faire virer de l'opéra après tout ça :

" Je veux dire. En fait. J'aime ce vous faîtes sur scène. Quand vous jouez, comme vous habitez la scène lorsque vous vous déplacez. Et puis votre voix lorsqu'elle monte, puis résonne dans la salle... votre voix sur mon cœur joue comme un archet sur un violon. Et lorsque je vibre ainsi, la forme de mon corps importe peu. Lorsque vous chantez je n'ai plus de finitude.. je suis parmi l'infini, dans l'espace, depuis ma place je vois enfin tout... C'est douloureusement beau, cet instant; parce que je suis ému; de me dissoudre ainsi. Parce que vous. "

Une fois terminé, je reste bouche bée. Mordant tout à coup mes lèvres, je regrette. J'ai parlé d'une sincérité naïve. Je suis nu et nul. Je vais simplement être remis à la foule, et je n'aurais plus qu'à partir.

" Je n'ai pas entendu ce que tu m'as dit. Tu peux t'approcher par là au lieu de marmonner vers le mur tu sais... "

Alors un peu renfrogné, je m'approche à un pas de distance du divan, et m'apprête à répéter ce qui me semble à présent un propos creux, quand il bondit soudain et m'attrape par la nuque, m'emportant contre lui pour l'embrasser. Je suis encore si surpris, que je n'arrive pas à percevoir son baiser. Machinalement, je pique sur son cou, puis déboutonne prestement sa chemise. Il me stoppe avec un poignet ferme.

" Quand tu m'as dit tout ça. Tu le pensais vraiment, n'est-ce pas ? Que quelque soit mon apparence... l'absence de finitude du corps dans l'espace... tout ça... m'interroge-t-il alors que sa paupière frétille.

- Je... oui... et puis, moi-même. Enfin... je ne sais si vous allez vraiment... je dois vous dire...  "

Je n'eus le temps de rien dire. Il m'aida à déboutonner sa chemise, et je découvris son bandage, d'où je devinais deux pentes douces. J'ai souri.

"  Ca ne va pas ? Tu préfères arrêter ? "

J'ai fait non de la tête. Et prenant sa main j'ai guidé ses doigts pour qu'il fouille dans mon slip.

Il a ouvert de grands yeux, s'est mordu les lèvres en me regardant, étonné et, pas si désagréablement surpris, me semblait-il. Je lui ai donc demandé :

" Tu préfères arrêter ? "

Il a fait non de la tête avec un grand sourire.

Je l'ai embrassé avec la solennité d'un premier baiser, dont la chaleur est montée jusqu'aux ailes de mes épaules. J'ai enlevé mon t-shirt puis, entrecoupé de nos baisers, nous avons peu à peu retiré les bandages qui enserrait nos poitrine. J'ai cajolé longuement les marques de compressions rouges sur les flancs de son buste, et butiné autour des mamelons. Il est venu trouver mon cou. J'ai ciselé du bout de ma langue ses terribles mâchoires.

Dans ce petit tourbillon simple, je l'ai basculé lentement sur le dos, chemise ouverte. Et sans résister un instant, j'ai plaqué sur lui toute la peau nue, tout mon être. Ce premier contact, épais, ramassé sur nous-mêmes, nous a procuré un soulagement ample. Et agrippés l'un à l'autre, nous nous sommes embrassés longuement.
Entre nos lèvres, se trouvaient des soupirs, des exhalaisons chaudes, des coups de dents.  Dans mes mains sa peau pâle était moelleuse. J'attrapai à pleine pogne les replis rebondis de sa taille. J'y enfonçai avec rage mes ongles et gobait dans sa bouche l'arrivée de son piaillement surpris.
J'étais soudain bouleversé et étrangement colère.  J'essayais de lire dans ses pupilles s'il n'avait pas connu mon affection plus tôt. Ces derniers jours m'avaient saigné dans une lutte si cruelle, si absurde, envers moi-même...

Il riposta à ma poussée d'agressivité. S'emparant de ma taille, il nous fit pivoter pour remettre la situation sous son contrôle. Nous arrivions encore à peine à décoller nos lèvres l'un de l'autre. Nos mains se chamaillaient les découvertes, nos bras bataillaient pour mieux débusquer l'autre. Dans la pièce l'excitation atteint ce point d'indécence, si bruyant, et si égoïste. 
Je profitai d'un relâchement de son attention pour me faufiler plus bas. Passant sous ses cuisses, je disposai à pleines mains de ses fesses généreuses. Je grignotai les épis de poils blonds qui roulaient sur ma langue et m'engageai un peu plus profondément comme un feu follet. Puis serpentant jusqu'à la naissance de son dos, je dévoilai mon appétit pour sa peau et m'arrêtai au niveau de ses omoplates.
Là, comme il était maintenant ceinturé par mon corps, ma queue en embuscade, je lui arrachai une plainte terrible et mordis dans son cou à la déloyale. Il se cabra en arrière. Son bras me balaya à nouveau dos contre le canapé. Me heurtant assez brutalement à l'accoudoir, heureusement rembourré, je n'eus ni le loisir, ni l'envie, de protester lorsque ses canines s'accaparèrent furieusement la lisière de mon épaule et de mon cou.

Il pourlécha un moment la zone endolorie et, alors qu'il faisait miner de traquer une nouvelle piste le long de mon flanc, il prit sans s'annoncer mon sexe dans sa main. Un premier frisson répandit son atroce volupté le long de ma colonne, ce qui me décharna au passage sur le cuir du canapé.
Ses doigts attachés à mon sexe endurci commencèrent une lente glissade sur la peau fine de ma queue; un va-et-vient d'une douceur insupportable. En pâmoison comme un jouvenceau, je me cognai maladroitement le front contre le plat de ma main. Entre ses chatteries et ses baisers, je retenais mal à présent mes gémissements. Ma tête s'agitait sous d'insoutenables tourments physiques et émotionnels. Je perdais parfois les axes qui me rattachaient au monde. Les murs de la pièce semblaient se bosseler et danser, comme un tapis de serpents en perpétuel mouvement.

Quand il inséra un doigt dans mon vagin, je le repoussai assailli par un plaisir trop intense. Il revint comme un affreux coquin ayant trouvé un nouveau délice à satisfaire. Ses ongles vernis de noir pétrirent le bas de mon ventre, puis il attrapa ma queue, pendant que son autre main coulissa généreusement deux doigts courts et épais. Lorsqu'il ne m'embrassait pas, ces lèvres venaient me harceler dans mon plaisir. Elles se tortillaient de malice comme deux chenilles prêtes à me becquer.

Alors que la jouissance envahissait mes reins et mon torse, je désirais maintenant autre chose.  Et le repoussant à nouveau avec tout ce qui me restait de volonté, je le guidai et l'invitai à écarter ses cuisses sur ma taille. Il cambra son buste et récupéra ma queue d'une manière si sensuelle que je chavirais déjà devant l'image, avant de sentir fondre autour moi toute la moiteur chaude de son sexe. Devant son minois, plein d'espièglerie, je mesurais la fierté de son petit effet. 
Il travailla bas sur ses genoux, et sa bouche ne tarda pas à se déformer d'ivresse. Je gémissais moi-même à chaque piston. Lorsqu'il se jeta plus en avant pour mieux développer ses hanches, je me régalais de l'effleurement de ses cheveux rebels sur ma poitrine. Je triturais sa tignasse, respirais les effluves vivaces de son scalpe et de sa sueur.
Mais insatiable, hargneux, j'étais avide de le tenir tout contre moi. Je m'assis donc, glissant mieux sous lui, j'empoignais ses fesses. Je composais maintenant avec les allers-et-venus de ses hanches alors que je le tenais fermement contre ma poitrine. Je le laissais vivre ainsi, ondulant, gémissant son plaisir dans sa bouche collée à la mienne. Je poussais ma queue au plus loin dans les renfoncements humides, soulevais son cul. 
Mû d'une voracité fusionnelle violente et passionnée, je ne respirais rien d'autre que son haleine.