lundi 13 mai 2013

Scène 30 - L'hôte du Séraphin ( Partie II )

A l'intérieur, Silas fait glisser mon chaperon.

" Je n'en ai plus besoin ?

- Non. "

La pièce est traversée par un trait de lumière oblique. Au centre, il vient frapper un autel d'un noir aussi impénétrable et brillant que l'obsidienne. Devant, se trouve assis un homme d'une stature imposante. Il tient entre ses jambes un tambour et dans ses poings, deux gros marteaux de lin. A ses côtés se dresse le prêtre de la cérémonie dont m'a parlé Silas, et une femme. L'homme, longiligne et chauve, est habillé par des vêtements de satins lestes, cousus de fin brocarts et de perles. La femme, figée dans une majesté hiératique, porte des habits d'un vert émeraude resplendissant.

En cercle, tout autour de ses personnages et de l'autel, se tiennent debout une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes. Exceptés quatre jeunes hommes, placés les uns en face des autres, ils sont tous entièrement poitrine dénudée, poudrés, maquillés de blanc, et portent des couronnes de plumes. Les quatre autres,  sont recouverts de peinture noire. Ils portent eux aussi une couronne, mais de plumes rouges, et leurs lèvres sont également teintées de rouge.

Tous les arrivants se massent silencieusement derrière les jeunes gens. La plupart gardent la tête baissée. J'entends la porte grincer et se fermer derrière nous. Un moment se passe sans que plus rien ne bouge.

Tonne un coup de tonnerre. La première frappe du tambour est tombée. Le batteur installe une cadence lente. Le prêtre lui, s'est déplacé vers un plateau suspendu devant l'autel.  Je devine, disposés, des objets dorées, des épis de blé, et de grandes herbes. Il allume une lampe d'encens d'où s'élève alors un épais trait de fumée. Fouettant la lampe au bout de son mince chaînon, un premier filet de fumée se dissout et se fane lentement dans l'air. Il entame alors une marche à l'intérieur du cercle circonscrit par les jeunes gens. Il balance sa lampe, et respecte une certaine allure en accord avec le tambour.

Les premières émanations d'huiles et d'herbes se propagent alors vers moi. Sucrées comme du miel, la seconde note est entêtante, comme du thym sauvage. Les parfums se font plus agressif jusque dans ma gorge lorsque le prêtre se déplace dans nos rangs. Il effectue ainsi plusieurs tours et s'arrête de temps à autres en donnant de-ci de-là un objet que je n'identifie pas.

" Qu'est-ce ? demandé-je à Silas "

Silas pose un doigt sur sa bouche, signe de me taire.

Arrivé à mon niveau le prêtre prend ma main, l'ouvre et me donne une sorte de dès à coudre avec une griffe, puis repart.

J'ouvre des yeux incrédules et interrogateurs vers Silas.

Il hoche simplement la tête.

Le prêtre retourne alors au côté du batteur. Ce dernier fait teinter une petite cloche, et la pièce retombe dans un silence complet.

J'entends soudain le bruissement des vêtements. L'assemblée s'est ouvert pour laisser passer une jeune femme. Elle est habillée d'une toilette aux tissus vaporeux. Un homme d'un âge plus mûr l'accompagne et la guide devant l'autel.

La voix de la femme aux vêtements verts s'élève. Son chant ressemble à un appel adressé à un lointain passage. Je ne reconnais pas la langue qu'elle utilise, proche d'une phonation moyen-orientale. Quelque chose en moi répond inexplicablement aux inflexions de cette langue.
Tout à coup, je suis assaillie par les déraillements de sa voix. Ils me dardent comme des lances. Les trillent du chant s'allongent jusqu'à mes pieds. Ils serpentent maintenant jusqu'au creux de mes épaules, s'entortillent à mes bras, frayent et s'installent au creux de mon ventre. Je bascule vers l'avant alors que je suis prise d'une soudaine nausée. Une profonde respiration m'aide à me ressaisir.

Devant nous, l'homme dégrafe les habits de la jeune femme. Les voilettes tombent une à une comme des pétales, jusqu'à la laisser dans sa vulnérabilité nue. Dans la semi-obscurité, sa beauté se diffuse comme une étoile dans la nuit. L'éclat blanc et la tendresse de sa peau sont une ode à la jeunesse, à son innocence et à son esprit immaculé. Ses cheveux d'un blond royal, finement bouclés, sont sertis d'une couronne de houx et de baies rouges. L'expression de son visage est d'un calme étrange.

A cet instant le batteur reprend sa lourde cadence et le prêtre repart embaumer la pièce de nouvelles émanations d'huiles. Entre ses doigts il claque de temps en temps une paire de cymbalettes dont le son me parvient désagréablement aux oreilles. Au passage il allume encore d'autres petites jars d'encens disposées autour de nous.  Mon cœur s'obscurcit, et une certaine confusion d'espace-temps m'inquiète.

Aidée d'une main plus courtoise qu'utile, la jeune femme monte sur l'autel et s'y place à quatre pattes. Le chant s'arrête.

Bras levés vers la rayon qui frappe l'autel, l'homme clame une incantation. Puis au nom de l'assemblée, dans notre langue cette fois, il présente ses salutations à l'est, l'ouest. Puis au nord et au sud. A l'évocation des points cardinaux, les quatre éphèbes noirs rejoignent l'autel. Les autres se mettent à psalmodier des paroles incompréhensibles. En fin de récit, leurs lèvres closes grondent un " Ohm " interminable.
Le chant reprend. Son pouvoir sur moi est plus intense encore, et brouille mon esprit. Je peine à détacher les silhouettes de leurs ombres. Quatre corbeaux semblent sautiller et s'abattre tour à tour sur la jeune femme là-bas sur l'autel. Lorsque le chant s'arrête, je regagne mieux ma lucidité. Je regarde l'un des jeunes éphèbes sombres se replacer au sein du cercle initial, un genou à terre.
Le tambour s'accélère. Un dernier éphèbe manifeste bruyamment son plaisir sur l'autel. Le prêtre, revenu au centre, fait brûler à présent de nouvelles mixtures dans un bol doré. Ils mélangent les herbes, les brins de blés, et passe couper des mèches de cheveux sur les têtes noirs. Il récupère sur son chemin des coulures de sperme laissées dans de petites vasques creusées le long des bords de l'autel.
Il vocifère de nouveaux chants, plus sombres, toujours à l'attention de la lumière oblique tombant sur l'autel. Le batteur ralentit ses frappes et fait tinter à nouveau une cloche. Le chant de la femme qui reprend m'assujettit à une transe.
Amené au bout d'une laisse, un loup trottine vers l'autel. Le prêtre appose ses mains au dessus de la jeune femme et articule silencieusement une prière. Détachée, distante, je ne perçois de la scène qu'une image désincarnée dans les yeux d'un passager clandestin. Les mouvements frénétiques du loup sont les seules incohérences qui se répètent par vagues dans mes pupilles. Tentant vainement de recouvrir mes facultés, j'écarquille les yeux. L'animal grogne, puis se met à couiner. Le chant s'arrête.

Dans la nébulosité ténébreuse, une lame immense étincelle. D'un trait profond et lent l'animal encore en activité au dos de la jeune femme, est égorgé. Une effusion de sang gicle sur la peau blanche, souille les cheveux blonds. Ahurie, je manque de m'effondrer à la vue des lambeaux déchirées et du sang suintant à la gorge de l'animal. Le prêtre recueille le liquide grenat dans un bol, et repart le mélanger à sa décoction. Il retourne par la suite psalmodier auprès de la jeune femme.

Sur mes jambes je faiblis depuis un moment. Ma tête tourne et je suis sur le point de perdre l'équilibre. Le prêtre revient vers notre assistance, versant le liquide de sa décoction dans sa main, il nous en asperge par poignées. Le chant reprend brutalement et une étrange agitation s'empare de l'assemblée. De mon côté, je recouvre des forces. Des forces différentes, mais oppressantes. Les doigts de mes mains se contractent. Dans ma bouche un goût de métal affleure au-devant de mes dents. Ma mâchoire se sert fortement. Je déglutis sèchement. Le prêtre frappe alors deux fois dans ses mains.

Devant moi, et quelques autres, la foule s'écarte. Elle me désigne un chemin menant droit à l'autel. Là, j'aperçois la jeune fille maintenant sur le dos. Malgré les épanchements bruns, un halo émane encore de sa peau blanche. Son bras pend vers moi, son poignet ouvert, sa main. A pas hésitants, hagard,  je m'approche. Tout aussi médusés, les autres rejoignent également l'autel. Certains arrivés plus rapidement sont penchés sur elle. Ils s'agitent convulsivement. Lorsque l'un d'entre eux se tournent vers moi, l'effroi me cogne au ventre. Des yeux orange me scrutent comme une bête, et de sa bouche et de son menton s'échappent de longues coulées de sang. Prise d'un vertige, je suis attirée et horrifiée. Les parfums du sang s'intensifient autour de moi comme un piège et mes babines se retroussent. Je m'amollis alors que me parviennent les odeurs de peau de la jeune fille. Je recule, et tourne la tête pour y échapper. Un miroir m'y attend.

Absorbée par mes yeux orange, je fixe mon image. Je suis fascinée par la fidélité de mon reflet dans le miroir. Mon esprit vire-volte entre lui et moi et se plait à changer mon point de vue. Très vite je perds les repères de ma réalité. Prise d'angoisse, je me fige. J'attends qu'un geste trahisse l'un de nous. Mais rien ne me distingue de mon reflet, et ma détresse s'accentue. Comment une image peut être moi autant que je puis l'être ? Si rien ne me distingue, pourquoi devrais-je me croire l'original ? Suis-je l'original ?
J'essaye d'attraper mon visage dans mes mains. Mes bras ne réagissent pas. Suis-je le reflet ? Je scrute mon visage, je continue d'espérer : rien ne transparait. Immobilisée, perdue entre les deux côtés du miroir, j'ai peur de retenter de bouger. A cet instant, la phrase de Silas me revient en mémoire. Et évacuant toutes mes questions, tous les mots qui s'agglutinent, je m'en remets à un saut de foi, à la simple croyance. C'est ainsi que je m'arrache au miroir. Mais à nouveau face à l'autel, je suis maintenant livrée à la jeune fille, parole anéantie et esprit oblitéré.

Elle me couve d'un regard paisible et d'un sourire doux. Lorsqu'elle me tend sa main, je ne la quitte plus. Je me laisse porter par les vagues de mon inconscience. Sur l'estrade de l'autel, je m'agenouille. Je dépose un baiser sur le dos de sa main, puis retournant son bras, je perce la peau aidée de ma griffe. Mon cœur connait une montée d'ivresse terrible, alors que j'aspire la première perle de sang . Iodé et vineux, le liquide mêlé aux parfums de la peau dominent à présent mes instincts. Entre les doigts de cette voracité, je me presse de trouver une source plus abondante, et d'une première écorchure timide dans la palme de la main, j'en ouvre une plus audacieuse sur le bras, puis une autre auprès de l'épaule que je lèche avidement.

Hissée sur l'autel, j'enjambe le corps, et à genoux je m'applique à tracer une balafre en haut du corsage. La peau fine entre la lame et l'os du sternum s'ouvre délicatement comme une fleur. Je m'en vais par la suite humer son cou, puis fourrager autour de ses cheveux. Je flaire les parfums des racines qui se trouvent à la lisière de son front. Je baise éperdument ses joues avant de chiquer ses lèvres. Lorsque je me relève pour mieux laper les recoins de ma bouche je jette un regard à l'assistance. J'éprouve un profond mépris, puis une certaine vacuité. Dans mon cou une coulée de sang chaud se déploie et gagne lentement mon torse.  Je passe une main chimérique sur mon poitrail sanglant.

Plus bas j'entends les autres maugréer à l'intérieur de ses cuisses. Les tignasses se bousculent, se bagarrent les places vers des chairs encore immaculées.

Un cri jaillit dans la salle. Le sang a commencé à inonder l'autel. Des traînées arrivent désormais au sol jusqu'aux pieds de l'assemblée. Regard absent, je m'en retourne lécher et grignoter les lèvres. Je tombe nez à nez avec ses yeux. Calmes et doux, leur couleur est d'un vert fossile craquelé de lézardes éclatées autour de la pupille et piqué de granules marron. Légèrement plissés, ils semblent naître d'un sourire. Ses paupières qui frétillent par instant me réchauffent étrangement maintenant au dedans. Je tente de m'accrocher aux odeurs du sang avec plus d'avidité pour m'éloigner de cette disposition étrange, mais je suis rattrapée par une dévotion subite qui m'aiguillonne la poitrine. Alors que je suis en proie au doute, ses paupières tressautent et son regard s'immobilise subitement dans le vague.

De mon ventre un cri se propage, plus haut que moi. A genoux je frappe le haut de sa poitrine. Je l'attrape, je la secoue. Les autres se démènent sur son corps inerte. L'un deux commence à la pénétrer frénétiquement. Nous l'embrassons dans la marre de sang qui baigne l'autel. Nous pleurons, nous mugissons, et nous la baisons chacun sans manière. Nous sanglotons si fort entre nos grognements, que nous ne remarquons pas l'arrivée du prêtre et de deux hommes qui viennent la récupérer.
Nous bondissons tous comme une garde autour du corps inerte. Nous feulons, dents sortis, griffes acérées. Deux filets s'abattent sur moi, et un choc électrique m'assomme. Je m'effondre de tout mon poids. Au sol je suis encore sonnée, à moitié consciente.

Transportée dans une cage hors de la salle, je souffre atrocement de la distance qui me sépare du corps inanimée, et tire une main griffue entre les barreaux.

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